Pays multilingue par excellence, le Liban a longtemps connu une francophonie brillante. Mais les effets de la guerre et l'irruption de la culture de masse américaine lui ont porté un coup d'arrêt. Aujourd'hui, enseignants libanais et services culturels français sont activement mobilisés pour faire de Beyrouth la capitale de la francophonie culturelle au Proche-Orient. Mais pour rayonner à nouveau la langue française doit s'y épanouir comme langue de culture...
"Tu es autant d'hommes que tu connais de langues", dit un dicton libanais. Arabe, arménien, kurde, français, anglais... : produit de traditions commerciales séculaires et de conquêtes multiples, le multilingusime est un trait fondamental de la société libanaise. Langue de prestige et de pouvoir, le français y a longtemps joui d'un développement culturel et artistique poussé par l'expansion économique et commerciale. Et, au début des années 1960, le sociologue libanais Sélim Abou1 pouvait faire le constat suivant sur la situation du français au Liban : une langue pleine de vigueur et en extension. Mais les effets de la guerre qui a débuté en 1975 ont sans aucun doute été très néfastes pour la francophonie au Liban. La forte dégradation des conditions matérielles et psychologiques, rémigration massive, la désorganisation de la vie culturelle qui s'en est suivie, ont laissé la francophonie dans un piteux état. Depuis les accords de Taef en 1989, le Liban prend lentement le chemin de la reconstruction, la francophonie aussi. Une présence visible La présence du français au Liban remonte en fait au XIXe siècle. Depuis l'intervention des Français en 1860 pour mettre un terme à la guerre civile druzemaronite, depuis surtout le Mandat confié par la SDN à la France en 1920, des liens indéfectibles se sont créés. Ainsi, le Liban a longtemps été un point de rayonnement d'une francophonie brillante au sein de l'ensemble proche-oriental. Caractérisé par la présence d'une minorité authentiquement bilingue, surtout en milieu chrétien, mais aussi dans les couches supérieures des principales communautés musulmanes, le français ne jouit certes d'aucun statut officiel au Liban. Mais le pays continue de bénéficier de l'important équipement linguistique acquis au cours des XIXe et XXe siècles. Près de la moitié de la population scolaire fréquente des établissements privés, le plus souvent fondés par des missions religieuses françaises. Et la seule université publique du Liban - qui en compte vingt-six- l'Université libanaise (UL), dispense aussi 70 % de ses cours en français à cinquante mille étudiants, et est fortement impliquée dans les réseaux de la francophonie. Il subsiste aussi un volume significatif de journaux, revues et ouvrages publiés en français. Dans le sec teur économique, dans les banques et le commerce, se maintient la tradition d'une ouverture à l'Occident qui emprunte la voie francophone et suit les réseaux de l'importante diaspora libanaise en pays francophone d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Afrique de l'Ouest.
Anglophilie, anglophobie
Le français est-il néanmoins en régression aujourd'hui au Liban ? Les déplacements de guerre ont rendu les études difficiles. Et des indices abondent dans les deux sens. Ainsi, le taux de candidats francophones au baccalauréat libanais est en baisse. Mais, certaines enquêtes2 font apparaître que la connaissance de la langue orale et écrite est en progression chez les Libanais résidents adultes. Données qui s'expliquent en partie par la forte scolarisation de la population. Les meilleurs francophones libanais sont en effet ceux qui ont appris le français à l'âge de la première scolarisation en classes maternelles. La nouvelle réforme de l'enseignement a consacré pour sa part le bilinguisme, mais sans préciser s'il s'agirait d'un bilinguisme arabe-français ou arabe-anglais. Or, si le bilinguisme et plus souvent encore le multilingusime est certes considéré comme « la règle » au Liban chez les francophones, le français est largement concurrencé par l'anglais, considéré comme langue mondiale, plus facile et vouée au business et aux activités scientifiques et techniques. Le français pâtit en réalité certainement de son image de langue d'élite et demeure trop souvent une langue scolaire ou domestique, trop peu parlée à l'extérieur. L'image de « langue de salon » ou de facteur de discrimination sociale qui lui colle lui fait donc du tort. Les anciennes générations de francophones regardent ainsi avec circonspection le franbanais, métissage populaire linguistique arabe-français. Il existe enfin une variable ethnoconfessionnelle qui, comme pour l'arabe, conditionne les représentations linguistiques. Pour certains jeunes chrétiens, l'anglais est associé à l'Islam depuis la guerre du Liban, car les institutions américaines prestigieuses comme l'AUB (American University of Beirut) et l'AUH (American University Hospital) se sont maintenues à Beyrout-Ouest, dans la zone musulmane pendant les dix-sept ans de guerre. En outre l'anglais est la langue seconde de plusieurs pays arabes comme l'Egypte, et l'anglophonie scolaire est aussi plus forte chez les musulmans, notamment dans le Chouf, où se sont implantés dès le XIXe siècle, des établissements scolaires anglophones tenus par des missionnaires protestants. En outre, la culture anglo-saxonne fait irruption au Liban par le biais des médias de masse, du cinéma hollywoodien et des produits de consommation. Mais cette tendance à l'hégémonie anglophone suscite aussi un véritable pôle de résistance.
Le pari culturel
Le corps enseignant libanais et la Mission culturelle française sont activement mobilisés. Le Bureau de coopération linguistique et éducative (BCLE) coordonne et met en œuvre une politique pour le maintien et le développement de la langue française au Liban : par un appui à la réforme des programmes scolaires, une formation continue en direction des enseignants de français, une coopération avec les universités, des initiatives culturelles en direction du public scolaire... Le salon «Lire en français et en musique », qui en est à sa septième édition, est ainsi né du pari des services culturels français et de quelques libraires beyrouthins de présenter au public une vitrine de l'édition française. Initiative qui s'est ouverte aux disquaires francophones et à l'ensemble de la francophonie. De la première édition tenue en 1992 dans les locaux du centre culturel français dévastés par la guerre, au Salon d'aujourd'hui, le concept a bien évolué, devenant l'événement majeur de la scène francophone libanaise. Installé depuis trois ans au Beirut Hall, fort de cent mille visiteurs en 1998, le Salon est bien parti pour honorer cette année la désignation par l'UNESCO de Beyrouth comme « capitale culturelle du monde arabe », et pour participer dignement au futur sommet de la francophonie qui se tiendra à Beyrouth en 2001. Mais, comme en témoigne le succès libanais du film français Taxi, il existe aussi une demande en culture populaire de masse qui n'est pas suffisamment satisfaite et qui serait apte à contrer l'hégémonie américaine. Car l'enjeu de la survivance du français est bien là : apporter un modèle culturel alternatif ouvert aux spécificités locales. Débat qui se retrouve aussi au niveau des questions pédagogiques. Comment passer de l'enseignement du français à l'enseignement en français ? Comment poser les fondements d'un multilinguisme où le français ne ferait pas figure de parent pauvre, mais serait un facteur incontournable de développement? Le débat pédagogique s'articule entre les partisans du français conçu comme langue seconde et langue de culture et ceux du français langue étrangère, essentiellement instrumentale, donnant à cette langue un statut égal ou inférieur à celui de l'anglais. Or le français doit être une langue de culture pour concurrencer l'anglais. Dans cette perspective, les méthodes de français langue étrangère montrent bien vite leur limite. C'est ainsi le propos de la méthode élaborée par Anis Abou Ghannam et ses collaborateurs, en coordination avec le CRNDP3. Il s'agit d'aborder la langue à travers des thématiques qui tiennent compte des réalités locales du pays et de la spécificité francophone du Liban. Fondée sur un système modulaire et une pédagogie indicative, elle entend introduire les outils linguistiques à travers les textes. Car la force de la francophonie réside surtout dans la diversité de son corpus et dans sa capacité à faire sens au gré des cultures qu'elle embrasse.
LE LIBAN EN CHIFFRES
10 452 km2 et 4 millions d'habitants · Langues : arabe, arménien, kurde, anglais, français. · Religions : 60 % de musulmans (32 % de chiites, 21 % de sunnites, 7 % de druzes) · 40% de chrétiens (25% de maronites, 7 % de grecs-orthodoxes, 5 % de grecs catholiques, 4 % d'arméniens...) Alphabétisation des adultes : 1970 69% ; 1994 92% · Taux brut de scolarisation : 1980 : 67% ; 1994:75% · Étudiants à l'étranger : 50,2 %.
Loïc rivière
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 1. Langues en usage au Liban, Selim Abou, Thèse de doctorat, 1961. 2. Anatomie de la francophonie libanaise. Prospectives francophones/AUF, 1993. Le français du Liban : cent portraits linguistiques, Nicole Gueunier. ACCT/Didier Érudition, 1993. 3. Espaces littéraires, À la croisée des mots, Les mots enchantés. Au pays des mots ; méthodes de français langue seconde du primaire au secondaire, coordonnés par Anis Abou Ghannam, Collection Didac/Édicef, Beyrouth, 1999.
FRANÇAIS DANS LE MONDE • N° 305
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