Un poète wallon face à une romancière flamande

 

Dimanche, le scrutin européen se déroulera en même temps que les élections belges. Jamais la question de la précaire unité de ce pays n'a été davantage d'actualité. Deux écrivains, l'un wallon,, l'autre flamande témoignent ici de ce conflit politique, culturel et linguistique

 

Kristien Hemmerechts et William Cliff; deux écrivains belges aussi différents qu'on peut l'imaginer. Kristien est fla­mande, elle a 43 ans, elle vit à Anvers, elle est romancière et écrit uniquement en néerlandais. Dans ses livres comme dans la vie, elle ne cache pas qu'elle est hétéro. William a  59

ans, il est wallon, il habite Bruxelles et il n'écrit qu'en français des poèmes dans lesquels il affiche et revendique depuis toujours son homosexualité. Ils ont fait partie tous les deux du groupe des dix-sept écrivains invités, en mai dernier, à représenter la littérature belge en France, dans le cadre des Belles Etran­gères du Centre national du Livre. A la veille des élections générales en Belgique (il s'agit d'élire les députés des parle­ments flamand et wallon), qui devraient être suivies d'une né­gociation - peut-être de la der­nière chance - entre Flamands, Bruxellois et Wallons sur l'ave­nir de l'Etat belge, ils témoi­gnent de leur « belgitude », terme utilisé pour la première fois à la une des « Nouvelles lit­téraires » en 1970, au moment où la Belgique commençait à se diviser entre néerlandophones et francophones.

Le Nouvel Observateur. - Comment peut-on encore s'affirmer écri­vain belge, trente ans après la partition du pays en trois entités linguistiques et cultu­relles distinctes -flamande, française et ger­manophone - et près de cinq ans après la fédéralisation de l'Etat au profit de trois Ré­gions autonomes ?

Kristien Hemmerechts. - J'ai passé mon enfance à Strombeek, une com­mune néerlandophone de la banlieue de Bruxelles, et maintenant je vis à Anvers. J'ai appris le français à l'école, mais ma langue c'est le néerlandais. J'écris en néerlandais. J'ai donc l'impression d'être plutôt de culture néerlandaise. Mes collègues écri­vains sont en Flandre ou aux Pays-Bas, et je n'ai pas beaucoup de liens avec la communauté wal­lonne. L'an dernier, j'ai eu l'occasion de participer avec d'autres écrivains belges à des lectures com­munes en Flandre et en Wallonie. Je me suis rendu compte qu'avec des francophones comme Caro­line Lamarche ou Jean-Luc Outers, bien que nous parlions une langue différente, nous partagions un discours commun, une tradition commune. Ils sont finalement plus proches de moi que quel­qu'un qui est né à Amsterdam ou à Groningue.

William Cliff. - J'ai été un des premiers écri­vains belges à intégrer ma belgitude dans ce que j'écrivais. C'est pour ça que Queneau m'aimait bien. J'ai dit que j'étais de Belgique. A cette époque il y avait des écrivains belges qui le ca­chaient. Henri Michaux, par exemple. Jusque dans les années 70, on était un peu honteux d'être belge, on avait peur de ne pas être pris au sérieux en France. Que l'on soit flamand ou wallon, puisque, de toute façon, il n'y avait pas de littéra­ture belge autre que de langue française.

N. 0. - Pour la romancière et le poète que vous êtes, est-ce que ça n'est pas absurde de se tourner le dos uniquement parce qu'on ne parle pas la même langue ?

W. Cliff. - Toute ma jeunesse s'est passée dans la Wallonie pro­fonde : je suis né à Gembloux, je suis allé au collège à Profonde-ville et j'ai fait mon service mili­taire à Bastogne. J'ai donc eu une éducation beaucoup plus rurale que Kristien, qui a grandi dans la région bruxelloise. Très jeune j'ai appris à parler le wallon. Néanmoins, une partie de ma fa­mille est flamande. J'ai fait mes études supérieures à l'université de Louvain - Leuven en néerlan­dais - avant que les francophones en soient chassés, à la fin des années 60, par les Flamands.

K. Hemmerechts. - Moi, je suis allée dans une école bilingue. Il y avait une par­tie francophone et une partie flamande et on n'était réuni qu'au moment de la récréa­tion, dans la cour. Mais on ne se parlait pas, on se battait. Les francophones avaient peur de nous, ils se cachaient dans les classes. Est-ce que tu avais peur quand les Flamands manifestaient à Louvain en 68?

W. Cliff. - Non, bien que la situation fût très tendue. Le mouvement flamand était noyauté par des gens d'extrême droite, des nationalistes. Dans les cortèges, il y avait des types qui saluaient à l'hitlérienne. Nous, les francophones, nous ressentions tout ça très mal. On se défendait à coups d'extincteurs.

N. 0. - Il est paradoxal de constater que dans un pays qui a été pendant plusieurs siècles sous domina­tion étrangère, qui a été traversé à maintes reprises par des armées de tous uniformes et où, pour ces raisons, Von déteste le nationalisme, on en soit venu à mettre une frontière en plein milieu.…

K. Hemmerechts. - Expliquer ça à quelqu'un qui ne vit pas ici, c'est impossible. J'ai passé ma jeunesse dans une rue où la moitié des gens étaient flamands et l'autre moitié francophone. On avait très peu de contacts les uns avec les autres. L'autre communauté était toujours perçue comme l'enva­hisseur. Je n'aimais pas cette ambiance. On avait le sentiment que les francophones cherchaient à pé­nétrer le pays flamand. Ils étaient arrogants et ils ne faisaient aucun effort pour parler le néerlan­dais. Beaucoup de gens aiment Bruxelles pour l'anonymat. Moi, je m'y sens sourde et muette parce que la majorité des gens n'y parlent pas le néerlandais. C'est la capitale de mon pays, mais j'y suis étrangère.

W. Cliff. - Mon grand-père, qui était flamand, disait du mouvement flamand que c'était un mou­vement social. La langue des intellectuels et de la bourgeoisie, c'était le français. Celle des paysans et des servantes, c'était le flamand. Ma grand-mère, qui était wallonne, parlait le flamand à sa bonne. Il y a un pas à faire pour se jeter dans la pratique d'une langue. Mon grand-père a fait un diction­naire néerlandais-français avec sa femme qui était wallonne. C'est vrai que les francophones considèrent que le flamand, c'est laid. Mais ils pensent aussi que le wallon, c'est laid.

K. Hemmerechts. - C'est vrai. Le français, c'est une très belle langue, mais le wallon...

W. Cliff. - ...c'est affreux (rires). C'est une attitude classique à l'égard d'un dialecte. La vraie langue des Belges, ce n'est ni le français ni le néerlandais, ce sont le wallon et le flamand. Le wallon est une espèce de français dégradé. J'hésite à m'adresser à des Fla­mands en néerlandais parce que j'ai peur qu'on ne me réponde dans une langue que je ne comprendrais pas. La seule différence, c'est que le wallon n'a jamais été une langue écrite, contrairement au flamand.

K. Hemmerechts. - Mon père voulait qu'on parle l'ABN, l'algemeen beschaafd nederlands, le néer­landais correct et civilisé. C'était un fils de paysan, mais il ne s'adressait à ses parents qu'en ABN. Je ne connais pas de dialecte flamand. C'est rare pour quelqu'un de ma génération.

N. 0. - Malgré cette frontière linguistique, vous continuez donc à vous considérer comme des compatriotes...

K. Hemmerechts. - Je suis beau­coup plus à l'aise avec un Belge. On ne se prend pas tellement au sérieux. On se moque de soi-même. On a un certain sens du relativisme. En géné­ral, les Belges sont plutôt modestes. Mon éditeur, qui est néerlandais, dit toujours que les Belges ont tendance à se déprécier. Les Néerlandais par­lent beaucoup mais, une fois qu'ils ont fini de parler, on se demande ce qu'il reste. Une attitude typiquement flamande, c'est de travailler beaucoup mais de ne pas montrer ce qu'on a fait. C'est dur d'être fière d'être belge. Si j'étais française, je crois que je se­rais fière d'être française. Si j'étais néerlandaise aussi. Je suis contente de ne pas être luxembourgeoise, car je crois que ça doit être pire (rires). C'est quand même ridicule de dire : « Je suis fière d'être belge. » Fière de quoi ? Des pommes-frites ?

W. Cliff. - Je suis très à l'aise en France. Je ne m'y sens pas du tout en pays étranger. Quand j'arrive en France, j'ai tou­jours dans la tête que je suis un écrivain publié à Paris. Je me fous complètement que les Français racontent des imbécillités sur les Belges. Je ne suis pas très exemplaire de ce point de vue. En France, la langue, c'est le français. Vous faites un peu d'humour, ça marche. On ne peut pas ou­blier le problème de la langue avec les Flamands. Ayant fait mes études universitaires en Flandre, à Leuven, j'ai appris à aimer les Flamands.

N. 0. - Oseriez-vous dire aujourd'hui : j'aime les Flamands ?

W. Cliff. - Je suis content d'être dans un pays où il y a des Flamands. Je trouve ça formidable. Les Flamands, c'est une autre mentalité. Je suis homo, je drague dans les bars. Je vois bien com­ment ça se passe avec les Flamands. Je trouve que les Wallons aiment beaucoup les Flamands et vice versa. Les Flamands, ils y vont (rires). Ce sont des gens expansifs, joyeux, sentimentaux mais de manière différente des Wallons.

K. Hemmerechts. - Les Néerlandais viennent à Anvers pour bien manger. Pour « la vie bourgui­gnonne », comme ils disent.

W. Cliff. - II y a toujours eu un pouvoir exté­rieur dans ce pays, et donc une collusion des gens entre eux pour ironiser, pour pratiquer l'irrespect à l'égard du pouvoir.

N. 0. - Même à l'égard du pouvoir flamand ?

K. Hemmerechts. - Le gouvernement flamand se montre très offensif. Mais les gens n'ai­ment pas ça. Ils s'en moquent. Ils ont l'impression que c'est très artificiel. Luc Van den Brande [NDLR : le ministre-président de la Région flamande] essaie de créer une Flandre du XXIe siècle très moderne et de se défaire de ces Wallons paresseux et sales qui ne nettoient pas leurs trottoirs. La ma­jorité des gens, je l'espère, trouvent ça ridicule. Mais je crains qu'on ne finisse avec une Flandre indépendante.

N. 0. - Avez-vous peur que la Belgique, un jour, n'existe plus du tout ?

W. Cliff. - J'ai été élevé dans la Belgique de papa avec son hymne national, « la Brabançonne », et son roi. Je suis content d'être belge parce que ça me permet de ne pas être français, allemand, néerlandais ou anglais. C'est une chance.

K. Hemmerechts. - Moi, j'aime­rais assez être néerlandaise. C'est un pays très efficace, très bien organisé. Ici, c'est le chaos. C'est laid. Il y a eu beaucoup d'argent dans ce pays, on a construit des villas mais on n'a rien fait pour les espaces publics. Aux Pays-Bas, les immigrés sont intégrés, pas ici. C'est un pays de magouilles et de je-m'en-foutisme. C'est honteux.

W. Cliff. - La Belgique existe tou-jours, malgré le chaos dont parle Kristien. Je pense qu'en dessous il y a une structure très résistante. Les ins­titutions fonctionnent malgré tout, dans un Etat apparemment divisé. Si vous allez trop loin dans la désobéissance civile, vous vous cognez à quelque chose d'extrêmement solide. J'aurais préféré une Belgique bilingue, ouverte à tous. J'espère que toutes les frontières vont être effacées, dans le futur, en Europe. Quant à la Belgique, eh bien, elle disparaîtra. De toute façon, tout doit disparaître. Dans l'existence, il faut être idéaliste.

K. Hemmerechts. - Je ne pense pas à un monde sans nation. C'est pour un futur bien trop éloigné. J'espère que la Belgique continuera d'exis­ter, mais je crains que ça ne soit pas le cas. On sent dans ce pays les forces qui poussent à la séparation. Moi, je ne veux pas ça. Mais il ne faut pas être aveugle. La famille royale, la magistrature, l'armée n'ont pas évolué. C'est déjà du passé. Ça me plaît d'être belge parce que c'est une nationalité dont on n'a pas de raison d'être fier. C'est une non-nationalité.

N. 0. - Vous avez participé tous les deux à des lectures en Flandre et en Wallonne dans le cadre d'une tournée baptisée du nom très symbolique de Saint Amour. En avez-vous retiré le sentiment qu'entre néerlandophones et francophones la communication était encore possible ?

W. Cliff. - Tout le monde, je crois, a apprécié de faire la ren­contre de l'autre partie du pays. Ça fait plus de quinze ans que je suis dans ce métier et c'est la première fois que je rencontre des collègues flamands. Il y a tellement de gens aux Pays-Bas qui me disent : comme ça doit être intéressant de vivre dans un pays où il y a deux cultures...

K. Hemmerechts. - Depuis quelques mois, j'écoute Musique 3, la chaîne culturelle franco­phone, un peu à cause de Saint Amour. J'avais presque oublié mon français. C'est revenu un peu. Il faut redécouvrir cette autre culture et cette autre langue. Bien que je sois née dans la banlieue de Bruxelles, j'ai vécu dans une île flamande. Ma fille a 18 ans et elle a fait la connaissance d'un Wallon. Je me suis dit: enfin elle a quitté ce bastion flamand. Vivre ainsi les uns à côté des autres, c'est pour moi le mystère belge.

N. 0. - Pensez-vous que les intellectuels de ce pays doivent montrer l'exemple ?

K. Hemmerechts. - II y a cette blessure en nous. Beaucoup de gens ont été traumatisés par cette division. On doit le reconnaître. Il faut en­courager le dialogue, et alors la frustration et la haine disparaîtront. Toi, William, tu as toujours dans ta tête le jour où les Flamands sont entrés dans l'amphithéâtre à Louvain en criant « Walen buiten ! », dehors les Wallons ! Moi aussi, ma bles­sure s'ouvre à nouveau quand je rencontre un francophone qui connaît le néerlandais mais qui refuse de le parler.

W. Cliff. - On nous a éduqués dans l'exclusion de l'autre. En tant que Wallon, je dois assumer le mépris qu'ont les Flamands pour la Wallonie, et toi, en tant que Flamande, tu dois assumer les atti­tudes d'extrême droite de certains Wallons.

K. Hemmerechts. - Je vais vous avouer une chose : je n'ai jamais parlé de ça avec un Wallon.

 

Propos recueillis par DIDIER PAVY

LE NOVEL OBSERVATEUR № 1805 10-16 Juin, 1999

 

Kristien Hemmerechts est née en 1955 à Bruxelles, où elle enseigne la littérature anglo-saxonne, mais elle vit à Anvers. Elle a d'abord écrit en anglais et ensuite en néerlandais. Elle est l'auteur de romans, de récits (notamment «Langue sans toi», en 1998) et de nouvelles qui ont conquis en Belgique un vaste public. D'elle La Différence vient de traduire «Anatomie d'un divorce».

 

William Cliff, de son vrai nom André Imberecht, est né à Gembloux en 1940. Découvert par Raymond Queneau, il a publié l'essentiel de son oeuvre - poèmes et prose - chez Gallimard, notamment «Homo sum» (1973), «Marcher au charbon» (1978), «Fête nationale» (1993) et «Journal d'un innocent» (1996).

LE NOUVEL OBSERVATEUR 10-16 JUIN. 1999