BELGIQUE Wallons-Flamands Le Défi de Louvain-la-neuve
Trente ans après la crise qui avait abouti au départ des francophones de l'université de Louvain, le nouvel établissement créé de toutes pièces au milieu des champs a trouvé son identité. Une situation qui illustre la difficulté de faire cohabiter les deux communautés.
Repères
Superficie : 30 518 km2 Population : 10,1 millions d'hab. Capitale : Bruxelles PNB/hab : 21 446 dollars US Taux de chômage : 9,5 % Monnaie : franc belge (0,16 F) Régime : monarchie parlementaire Chef de l'Etat : roi Albert II depuis le 9 août 1993 Premier ministre : Jean-Luc Dehaene Etat fédéral, depuis juillet 1993, subdivisé en trois communautés linguistiques et en trois régions : Bruxelles-Capitale (bilingue, 162 km2, 949000 habitants), la Wallonie (francophone, 16 844 km2,3,3 millions d'habitants), la Flandre (de langue flamande, 13 512 km2,5,9 millions d'habitants).
Les campus universitaires font partie de ces lieux où le retour des beaux jours se manifeste de façon plus évidente qu'ailleurs, presque palpable. Les jambes des étudiantes, leurs reflets dans la pupille dilatée des jeunes mâles, attablés aux terrasses des estaminets, l'insouciance générale prouvent sans conteste qu'on va bien vers l'été. Tous ces symptômes sont encore outrés à Louvain-la-Neuve. Ce n'est peut-être pas la cite idéale voulue par ses concepteurs, mais il émane de cette université aux champs une fraîcheur que n'exhalent pas les temples urbains du savoir. Peut-être parce que, les premiers rayons du soleil sont appréciés à leur juste valeur dans ce Brabant wallon à la pluviométrie redoutable. Sans doute parce que, dans une Belgique en pleine déliquescence, le sens du bien-vivre reste une valeur refuge. Et, de façon évidente, parce qu'un campus paysager favorise l'épanouissement plus sûrement qu'un ensemble garanti pur béton. Parachutée en pleine terre à betterave à une trentaine de kilomètres au sud-est de Bruxelles, la première université belge de langue française est aussi l'une des plus bucoliques d'Europe. On y va d'amphithéâtre en 72 restaurant universitaire sans crainte de se faire écraser, et on peut siroter une blanche de Bruges en plein air sans risquer l'asphyxie au monoxyde de carbone, puisque le centre est entièrement piétonnier. Les joggers ont fait de la « Rêverie du promeneur solitaire » qui enserre le lac leur piste d'entraînement, et les intercours se passent plus souvent dans les différents espaces verts qui émaillent Louvain-la-Neuve (les ini tiés disent « LLN ») qu'à l'abri des « kots », ces appartements collectifs qui constituent, avec les différentes facultés, l'essentiel du bâti. Troublante sérénité pour une université née de l'une des plus violentes convulsions de l'histoire de la Belgique. La crise qui couvait depuis le début des années 60 éclate brusquement en février 1968. Elle a pour cadre Louvain (Leuven en flamand), petite ville de Flandre qui est alors à la Belgique tout entière ce qu'Oxford et Cambridge réunies sont à l'Angleterre : un chef-d'œuvre architectural et urbanistique, voué à la formation de l'élite. Au terme d'une de ces querelles linguistiques dont le pays a le secret (lire page 74), la section francophone de la Katholieke Universi-teit Leuven (KUL) est priée de plier bagages au cri de « Walen buiten ! » (« les Wallons dehors » !). Ils se replieront donc sur la Wallonie, pour y créer, ex nihilo et au milieu des labours, l'Université catholique de Louvain (UCL). Le nom de la ville nouvelle, la première depuis la création de Char-leroi, au XVHe siècle, est tout trouvé ; ce sera Louvain-la-Neuve. Professeurs et étudiants sont orphelins d'un cadre de travail privilégié ; au moins garderont-ils, avec cette référence directe à l'université originelle, fondée en 1425 et vivant encore dans le souvenir d'Erasme et de Jansénius, leur part de prestige. Cette opération de clonage n'est pas sans inconvénients, puisque, bien des années après la rupture, des universitaires étrangers appelés à donner des cours à Louvain-la-Neuve s'obstinaient encore à aller à Louvain/Leuven. Les anciens se souviennent même d'un étudiant sud-américain inscrit à l'UCL et qui suivit les cours à la KUL pendant près d'un mois avant de se rendre compte de son erreur...
Concevoir un campus de rêve
Trouver un point de chute pour les quelques milliers d'étudiants expulsés et leurs enseignants s'avère plus délicat que de leur forger une nouvelle identité. Plusieurs municipalités socialistes refusent d'abriter une université confessionnelle, avant que la commune d'Ottignies donne son feu vert. Dès lors et jusqu'à la première rentrée universitaire, en 1972, dans un décor de grues et dix centimètres de boue, un homme aura carte blanche pour concevoir le campus de ses rêves. Trente ans après, Michel Woitrin est toujours aussi obsédé par « sa » ville. Au point d'y résider, d'avoir fait réaliser dans la bibliothèque de sa villa une fresque la représentant sur le mode fantasmatique et de l'évoquer comme une mère possessive parle de son enfant. « La façon dont nous avons été expulsés de Louvain est un crime contre la culture, explique-t-il, mais cela nous a au moins permis un travail de création qui n'aurait jamais été accompli sans cela. »
Un cahier des charges draconien
A dire vrai, celui qui était à l'époque administrateur général de l'université unitaire n'est pas complètement pris au dépourvu. Dès 1963, la nécessité de désengorger Louvain s'était imposée, mais il n'imaginait pas que cela se ferait de façon aussi expéditive. Le divorce prononcé, Woitrin se met à courir le monde en quête d'exemples à suivre ou à éviter. C'est à Tsukuba, au Japon, qu'il trouve ce qui se rapproche le plus du campus tel qu'il l'imagine, et en Californie qu'il découvre l'architecte Victor Gruen, chargé de donner forme à ses rêves de ville médiévale italienne. Le cahier des charges est draconien. Pas de campus-ghetto à l'anglaise ; étudiants et habitants doivent pouvoir cohabiter harmonieusement et, au sein du monde estudiantin, tout doit être fait pour favoriser les échanges entre facultés. Autre impératif : un centre entièrement piétonnier, qui impose la construction d'une dalle au-dessous de laquelle les voitures circulent ou stationnent. Troisième commandement : « pas d'effilochage » ; Louvain-la-Neuve ne devra jamais s'étendre au-delà d'un rayon de 1 kilomètre à partir du cœur du dispositif que constituent les halles universitaires, siège du rectorat. Vingt-six ans après son inauguration, ce labyrinthe de ruelles étroites et d'amples places que jalonnent des immeubles de brique et des commerces florissants a fait mieux que survivre, ce qui n'était pas acquis au départ ; il a plutôt bien vieilli. Du moins extérieurement, car beaucoup d'étudiants se plaignent de l'état de délabrement des kots. Et la cité continue à se développer. Un ensemble de commerces, de logements et de bureaux doit sortir de terre près de la gare et un centre de conférences agrémenté de cinémas sera prochainement construit en bordure du lac.
Une qualité de vie incomparable
Il n'est pas dit que cette valorisation de l'environnement urbain suffira à faire de Louvain-la-Neuve la vraie ville que projetait Woitrin, celle au sein de laquelle habitants « normaux » et étudiants se mêleraient dans la proportion de deux pour un. L'objectif initial de 50 000 âmes avait déjà été revu à la baisse, et les actifs, censés être deux fois plus nombreux que les étudiants, sont toujours minoritaires. La peur de s'enfermer dans un ghetto n'est pas étrangère à cette situation, les prix de l'immobilier non plus. Cinq millions de francs belges (900 000 francs) pour un quatrepièces, c'est à peine moins cher qu'à Bruxelles. « Mais la qualité de la vie est incomparable, plaide un marversité libre de Bruxelles, créée par les francs-maçons pour faire pièce à l'UCL. Michel Woitrin parle d'une « université privée d'intérêt public ». Définition qu'affine encore Michel Molitor, vice-recteur aux affaires académiques : « La référence identitaire n 'est en rien prescriptive ; la plupart de nos professeurs sont des agnostiques actifs ou passifs. Mais nous tenons à rester une université ouverte sur le monde, comme le prouvent nos 4 000 étudiants étrangers », dont un tiers d'Africains. Une dimension culturelle de la religion que ne dément pas Diane Platteeuw, présidente de l'assemblée des étudiants de Louvain et à ce titre principal interlocuteur du rectorat : « Contrairement à l'ULB, où existe une culture d'opposition assez forte, nous sommes plus spontanément adeptes du consensus. On retrouve cette ouverture d'esprit dans un système qui n 'existe pas ailleurs : les kots à projet. » Référence aux appartements collectifs dont les « co-koteurs » se retrouvent autour d'un idéal commun, qu'il s'agisse d'aide aux démunis, de théâtre ou de protection de l'environnement. La spécificité locale la plus remarquable est pourtant moins due à des considérations d'ordre philosophique que politique. Trente ans après la rupture entre la KUL et l'UCL, les passions se sont apaisées, mais la sensibilité aux questions linguistiques et communautaires reste forte. Ce n'est donc pas un hasard si la première contre-attaque menée en Belgique francophone contre les exigences toujours renouvelées des nationalistes flamands a vu le jour à Louvain-la-Neuve. En septembre 1996, une poignée d'universitaires lançaient le manifeste « Choisir l'avenir », afin de convaincre que « les Francophones peuvent faire autre chose que subir ».
Un plaisant paradoxe
Après avoir proclamé leur attachement à la Belgique fédérale, ils envisageaient sans complexes l'hypothèse d'une indépendance de la Flandre, suivant le principe selon lequel « ceux qui partent paient » : la Belgique survivrait à ce départ, elle inclurait la Wallonie, Bruxelles, mais également les communes de sa périphérie à majorité francophone, ce qui implique une révision du tracé de la frontière linguistique tracée en 1963 entre la Flandre et la Wallonie. Sur les quatre signataires de ce manifeste qui a depuis rencontré un certain succès parmi les intellectuels francophones, trois sont professeurs à l'université catholique de Louvain, et le dernier y a fait ses études... «Les Flamands ont pris l'initiative, mais c'est nous qui tenons la solution du problème », se réjouit Christian Franck, professeur à l'Institut d'études européennes de l'UCL et coauteur de « Choisir l'avenir ». La contribution de l'université au débat sur le futur de la Belgique ne s'est pas limitée à cette initiative. Ainsi le rectorat a-t-il chargé une dizaine de professeurs, réunis au sein du Groupe 2000, de poursuivre la réflexion engagée sur les alternatives à la disposition de la communauté francophone. « Nous ne cherchons pas à restaurer le passé, précise le vice-recteur Michel Molitor, nous voulons simplement réfléchir aux formes que peut prendre notre futur. » Cette sensibilité à l'activisme des autorités flamandes ne cache nul revanchisme. Trente ans après le divorce, on découvre même un plaisant paradoxe : le contentieux qui avait mené à l'éclatement de l'université a, depuis, gagné la totalité de la société belge, tandis que les universités de Louvain et de Louvain-la-Neuve ont depuis longtemps normalisé leurs relations. Les échanges d'étudiants sont monnaie courante et les responsables de l'UCL et de la KUL travaillent conjointement sur la célébration, en l'an 2000, de leur 575e anniversaire. ■
13 JUIN 1998 LE POINT NUMÉRO 1343
Le choc de 1968
Les archives télévisées de l'époque envoient un message d'une troublante confusion. Les images tournées en 1967 et début 1968 à Louvain « l'ancienne » ressemblent à s'y méprendre à celles qui le, seront en mai à Paris, avec étudiants revendicatifs, charges policières et projectiles divers contre gaz lacrymogènes. Mais la bande-son suggère un mauvais montage, tant les slogans sont en décalage avec l'esprit de l'époque. Ce sont pourtant bien ces jeunes gens en colère qui défilent aux cris de -« Wallons dehors » et « Rats francophones, roulez vos matelas ». Cette volonté d'exclusion, provoquée par un projet d'extension de la partie francophone de l'université, est incompréhensible pour qui ignore la frustration séculaire qui l'alimente. Le nationalisme flamand est né d'une double domination, sociale et culturelle, de la Flandre par les francophones. Avec ses industries autrefois florissantes, la Wallonie dominait une Flandre essentiellement rurale, tandis que le français était la langue de l'élite, y compris flamande. Jusqu'au XIXe siècle, la question linguistique ne s'est pas posée à Louvain, dans la mesure où l'enseignement était uniformément dispensé en latin. Les choses ont commencé à se gâter au début du XXe siècle, quand les Flamands ont revendiqué le droit d'apprendre dans leur langue : en 1912, un cardinal expliquait encore que ' le flamand ne se prête pas à l'enseignement universitaire » ! « Un nouveau pas a été franchi au début des années 60, avec, pour la première fois, l'émergence de toute une génération politique dont le flamand était la langue maternelle », remarque le politologue Xavier Mabille. Les francophones n'ayant pas pris la mesure de cette évolution, le choc était inévitable. « Je n'ai jamais approuvé les excès qui ont été commis lors de l'éviction de la partie francophone de l'université, mais les professeurs francophones se comportaient comme s'ils jouissaient d'un statut d'extraterritorialité, refusant notamment de parler le flamand », explique Mark Eyskens, professeur à Louvain et ancien Premier ministre. Le lien entre les revendications sociales et culturelles était suffisamment fort pour que la lutte en faveur des droits linguistiques se confonde avec la remise en question de la société de l'époque. Ainsi entendit-on les étudiants crier alternativement « Wallons dehors » et » Bourgeois dehors ». « Nationalistes, nous l'étions à notre arrivée à l'université, se souvient l'historien Louis Vos, qui était alors l'un des meneurs de la révolte. Le mouvement est devenu plus spécifiquement antiautoritaire et anticlérical lorsque les évêques ont proclamé le caractère indivisible de l'université en 1966. Puis le mouvement s'est gauchisé au contact d'autres étudiants en révolte, notamment allemands. » Quelques mois plus tard, certains meneurs du soulèvement de Louvain étaient à la Sorbonne... ■ Y. C.
Chronologie
1425: une bulle du pape Martin V donne naissance à l'université de Louvain. 1797 : à la suite de l'occupation française, l'université est fermée. Elle rouvrira en 1817. 1966-1967: les étudiants flamands de l'université de Louvain (Leuven) manifestent pour obtenir l'éviction des étudiants francophones. 1968 : la section francophone est obligée de quitter Louvain. La crise politique qui s'ensuit provoque la chute du gouvernement Van Den Boeynants et la scission du parti social-chrétien, la principale formation du pays. 1970 : l'université est officiellement scindée en deux entités juridiquement distinctes : la Katholieke Universiteit Leuven (KUL) et l'Université catholique de Louvain (UCL). 1971: pose de la première pierre de l'UCL à Louvain-la-Neuve, sur la commune d'Ottignies, en Wallonie. 1972: première rentrée académique. La faculté des sciences et la faculté des sciences appliquées accueillent 800 étudiants. 1998: l'UCL compte 10 facultés (dont celle de médecine à Bruxelles), 50 départements, 200 unités de recherche et 20 500 étudiants, dont la moitié habitent sur place. ■
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL YVES CORNU |