Est-il un pays plus poé­tiquement ferroviaire que la Suisse? Des trains de montagne, il y en a ici partout, de très anciens, rouges, verts, jaunes, à crémaillère et parfois à vapeur, comme celui du Rothorn ; des tout neufs au profil de squale et à vision Cinémascope... Et quels jolis noms pour un poème de Barnabooth : Wengeneralpbahn, Eiger Ambassador, Brûnig ou Crystal Panoramic Ex­press... Quand viennent les beaux jours d'été et qu'on se prend à rêver de paysages pour boîte de chocolats, quoi de mieux que d'installer son camp de base à Interlaken et, comme lançait Tartarin en abordant les Alpes : « Zou ! vers les sommets... »

Là, au cœur de l'Oberland bernois, entre les deux lumineux lacs de Thoune et de Brienz, une demi-douzaine au moins de ces jouets d'enfance se disputeront le plaisir de vous faire escalader les hauteurs de Mürren ou de Grindelwald avant de vous déposer à cette Petite Scheidegg qu'un des héros tarasconnais d'Alphonse Daudet s'obstinait à prendre pour une fille de mauvaise vie et où trône toujours le majestueux hôtel Bellevue, d'où Tartarin s'élança bravement à l'assaut de la Jungfrau. C'était en un temps où le chemin de fer du même nom, de­venu en 1912 « le plus haut du monde », ne perçait pas encore la montagne pour atteindre le Jungfraujoch, à 3 454 mètres. Mais cette performance du génie suisse n'eût pas trop étonné notre « tueur de lions », bien convaincu, après son expérience au Rigi-Kulm, que dans ces montagnes helvètes tout était truqué, jusqu'aux ter­ribles crevasses inévitablement matelassées, et pourvues tout en bas d'un zélé personnel d'accueil!

Ce qui aujourd'hui surprendrait notre homme s'engouffrant dans ce métro des cimes serait plutôt d'y rencontrer tant de Japonais. Depuis qu'une de leurs alpinistes s'est illustrée sur la face nord de l'Eiger dans les années 60, le pèlerinage s'inscrit dans leurs tours d'Europe en quinze jours. Leur périple est sans doute éprouvant, mais, après tout, ils auront « fait la Jungfrau » comme chacun peut le faire en deux heures, repas com­pris, avec « shopping » dans les boutiques, circuit dans des catacombes de glace et griserie des sommets à partir de la nouvelle plateforme du Sphinx, ce « toit des Alpes » où des ascenseurs de grande capacité vous expédient à toute vitesse. Mais, pour le panorama, il y a mieux encore, de l'autre côté de la vallée, au sommet du Schilthorn, avec ce restaurant tour­nant du Piz Gloria où fut tourné un célèbre épisode de James Bond.

Car de là on voit vrai­ment la Jungfrau. Et le

Münch et l'Eiger en sublime majesté ! Merveilleuse Suisse, jamais à court d'inventions depuis l'aube du tourisme avec alpenstock, et si habile à digérer sa modernité qu'elle réussit toujours à la faire oublier!


 

par Philippe Nourry

1er AOÛT 1998 LE POINT NUMÉRO 1350