Pour répondre à cette question, Le
Courrier de Russie s’est
entretenu avec Caroline Galliaerde, directrice générale de Brainpower
BPI-group, société de recrutement et d’Executive Search, et présidente du Comité RH de la Chambre de
commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR).
Le Courrier de Russie : Les
récents chiffres sur le chômage en Russie parlent d’eux-mêmes : 5,3%, selon
Rosstat, en juillet dernier, un chiffre en baisse par rapport à juin (5,4%),
avec un taux impressionnant de 0,38% à Moscou (en juillet dernier, selon le
département fédéral du travail). Peut-on dire que la Russie est sortie de la
crise ?
Caroline Galliaerde : En
effet. Si on considère que la crise de 2009 a réellement eu un impact sur la
Russie, il est clair que le pays en est aujourd’hui sorti, même s’il semble
y avoir de nouveau quelques signes de ralentissement. Un constat qui est
aussi valable à Moscou qu’en régions : tous les secteurs sont aujourd’hui
dynamiques. Parler de chômage en Russie semble d’ailleurs toujours un peu
décalé (sourire).
LCDR : Quels sont alors les problèmes que rencontre un marché qui frôle le
plein emploi, comme à Moscou ?
C.G. : Ici,
la problématique est plutôt la pénurie des compétences et des talents. Les
sociétés ont souvent du mal à mettre la main sur des candidats affichant les
performances recherchées, que ce soit en termes qualitatifs ou quantitatifs.
Et lorsqu’elles les trouvent, surtout dans le cas des sociétés étrangères,
elles sont fréquemment confrontées à une déconnexion globale entre le niveau
de compétence des candidats et leurs exigences salariales.
LCDR : C’est-à-dire que les candidats sont trop gourmands sur le plan
salarial ?
C.G. : Tout
à fait.
LCDR : Comment expliquer un tel décalage ?
C.G. : Le
marché du travail en Russie est un marché relativement jeune, très dynamique,
très porteur et constitué d’une population majoritairement diplômée. Lorsque
les jeunes diplômés y arrivent, ils ont parfois l’opportunité d’évoluer
rapidement au sein des organisations et de prendre des responsabilités ne
correspondant pas à leur niveau réel de compétences. Par exemple, il arrive
que de jeunes candidats, de nature impatiente, se lassent après 18 mois
seulement dans leur fonction et souhaitent se voir confier davantage de
responsabilités et/ou changer de poste. Il se peut dans ce cas que leur
employeur leur accorde une promotion alors qu’ils n’y sont pas prêts. Dans
le cas d’un refus, ces collaborateurs peuvent tout simplement quitter
l’entreprise pour un autre employeur, profitant de cette occasion pour
augmenter leur salaire jusqu’à 20 %.
LCDR : Combien de temps les gens restent-ils dans une fonction, généralement
?
C.G. : On
est en Russie sur une durée moyenne de 18 mois sur un poste de travail.
C’est très court : en un an et demi, un employé n’a pas le temps d’impacter
véritablement son poste et sa fonction. Ni forcément d’en comprendre tous
les tenants et aboutissants. Vous vous retrouvez donc sur le marché avec des
candidats relativement volatiles, qui bougent tous les 18 mois, augmentant
leur salaire à chaque changement et n’ayant pas consolidé leurs acquis. Il
en résulte, au bout de quelques années, des personnes aux niveaux de salaire
décalés non seulement par rapport aux grilles internationales, mais aussi
par rapport à leurs compétences professionnelles réelles.
LCDR : Quelles sont les répercussions de ce marché sur les politiques RH des
entreprises ?
C.G. : Il
y a deux cas de figure. Certaines entreprises ne parviennent pas à
identifier un candidat avec un profil précis, soit qu’elles ne le trouvent
pas, soit qu’il n’existe pas, et décident de faire des compromis dans leurs
attentes : autre parcours, âge différent (plus senior ou plus junior, la
conjoncture actuelle permettant aux candidats dits senior – plus de 45 ans –
de trouver un emploi), compétences linguistiques revues à la baisse, etc.
D’autres, en revanche, n’y sont pas prêtes. Elles peuvent être alors,
parfois, conduites à différer leur recrutement, à réorganiser leur équipe ou
à revoir le positionnement du poste, à privilégier une promotion interne,
bref à modifier leur stratégie par rapport à ce recrutement. Cela représente
une vraie frustration pour les sociétés : en effet, sur un marché où la
demande de consommation est forte et soutenue, il arrive que certaines
entreprises ne puissent pas réaliser les performances économiques dont elles
seraient capables parce qu’elles ne parviennent pas à acquérir les
compétences nécessaires ni à aligner les équipes de professionnels dont
elles auraient besoin pour profiter pleinement des performances d’un marché
encore en croissance. Les ressources humaines peuvent ainsi s’avérer un
véritable facteur limitant en Russie.
LCDR : La pression qui pèse sur les épaules des responsables des ressources
humaines doit être par conséquent très forte ?
C.G. : Il
est certain que, dans ce contexte, les RH sont en première ligne. Les
directeurs des ressources humaines deviennent en Russie de véritables
associés dans la réussite de l’entreprise (Business Partners). Dans des
secteurs concurrentiels, les ressources humaines deviennent un réel avantage
compétitif, au même titre que la force commerciale. Les responsables RH
prennent une part active dans la mise en place d’une stratégie qui consiste
notamment à identifier les bons éléments, les évaluer, les attirer, les
développer, les fidéliser, et s’assurer qu’ils constitueront un vivier de
compétences dans lequel l’entreprise pourra piocher afin de pourvoir
certains postes pour lesquels elle ne trouverait pas les profils requis sur
le marché. C’est ainsi que l’on peut considérer la mission de la fonction RH
comme des plus stratégiques en Russie, justifiant de s’appuyer sur de
solides professionnels et de leur réserver une place de choix dans la
stratégie de l’entreprise.
LCDR : Quel est l’équilibre hommes-femmes sur le marché russe de l’emploi ?
C.G. : La
dichotomie est relativement visible sur les postes d’un niveau inférieur aux
directions générales. Il y a là des fonctions plus féminines que d’autres en
Russie, comme justement les ressources humaines ou la comptabilité. Les
chefs comptables, par exemple, sont presque toujours des femmes ! À
l’inverse, les ingénieurs sont plus communément des hommes. De même pour les
auto-entrepreneurs. En Russie, il y a un attrait important pour
l’entrepreneuriat, poussé par un marché très propice, très rapide, avec de
nombreuses places à prendre.
LCDR : Les DRH de sociétés internationales disent se méfier des candidats au
parcours essentiellement russe.
C.G. : Le
fait est que le pont entre sociétés russes et sociétés étrangères n’est pas
toujours facile à franchir. En effet, les sociétés internationales se
caractérisent souvent par des organisations matricielles, auxquelles des
candidats issus d’environnements russes plus linéaires et verticaux pourront
avoir du mal à s’adapter. Il est également important de noter que les modes
de reporting et de management sont sensiblement différents entre les
environnements russe et international, faisant apparaître une typologie de
candidats plus adaptée à l’un ou à l’autre. Sans parler bien sûr de la
pratique de l’anglais, souvent nécessaire dans les postes managériaux au
sein des entreprises étrangères, pouvant poser un problème à un candidat qui
n’aurait pas pratiqué son anglais depuis de nombreuses années dans un
contexte russo-russe. Enfin, il arrive que certaines grandes entreprises
russes, notamment dans des secteurs économiques stratégiques, proposent de
meilleurs salaires que les sociétés étrangères. Et il n’est pas toujours
évident de réduire son niveau de revenu à l’occasion d’un changement de
poste.
LCDR : Quels sont les défis qui se dressent face à la Russie ?
C.G. : L’une
des problématiques du marché du travail en Russie est aujourd’hui
étroitement liée à la situation démographique. On observe déjà une pénurie
de jeunes candidats, aux alentours de 25 ans, qui correspond au creux de la
natalité des années 1990. Ces jeunes constituant les managers de demain, on
peut déjà anticiper un manque de compétences dans les cinq à dix ans à venir
sur les fonctions managériales. Il est avéré, en outre, que la Russie
souffre d’un problème démographique structurel, avec un renouvellement des
générations qui n’est pas assuré. Une tendance qui ne fera qu’aggraver la
pénurie de compétences sur le marché. Il serait par ailleurs intéressant que
la Russie fasse évoluer son système éducatif. Il y a encore trop peu
d’alternatives au système universitaire, à part quelques initiatives de très
bonne qualité mais qui restent trop isolées. Il peut d’ailleurs arriver, en
Russie, de rencontrer des candidats ayant suivi une formation dans un
domaine et qui débutent leur parcours professionnel dans un autre, très
différent – ce qui paraîtrait impensable en Europe. Ainsi, la création par
les sociétés d’universités internes constitue une alternative intéressante.
Recruter les jeunes talents au sein de pépinières, les former, les
accompagner dans leur développement tout en s’assurant de la qualité et de
la solidité de leurs acquis – voilà une réponse intéressante aux
problématiques du marché du travail, que certaines entreprises ont
intelligemment mise en œuvre. Enfin, il serait souhaitable que les
professionnels du marché russe ayant une vision à court terme de leur
parcours se stabilisent et consolident leurs acquis professionnels. La
professionnalisation pourrait être une des solutions au problème du marché
du travail.
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