L'église de la Résurrection. Saint-Pétersbourg fut fondée par Pierre le Grand en 1703 sur 42 îles de la Neva. Pendant la révolution de 1917, 80 édifices religieux y furent détruits. puritanisme communiste. Sa meilleure arme : la gaieté
D'énergie, Saint-Pétersbourg ne manque pas. Pensez donc ! Derrière la splendide devanture des palais, derrière les quais somptueux de la Neva, derrière ce décor de portiques et de colonnes d'une beauté inégalable et inégalée, une ville laissée à l'abandon depuis la chute des tsars, une voirie défoncée, des maisons délabrées, partout la lèpre de la pauvreté et de l'incurie. Il y aurait de quoi accabler des âmes faibles, des cœurs mous. Je vois au contraire une volonté de vivre, un courage à défier la pénurie, une vitalité qui se traduit par une activité culturelle à faire pâlir de jalousie notre Occident repu. Et même une gaieté dans l'approche des chefs-d'œuvre. Par exemple, n'auriez-vous pas cru qu'on jouât là-bas « En attendant Godot » en mettant l'accent sur le côté tragique ? Pas du tout. Des sortes de clowns se sont emparés de la pièce et l'ont transformée en farce, et les spectateurs, au lieu de frissonner d'angoisse, se tordent de rire. L'œuvre prend une dimension magnifique, arrachée au morne ressassement du théâtre de l'absurde. Les Russes adorent blaguer. Les blagues leur ont permis de supporter la dictature, et maintenant le rire les aide à surmonter les difficultés épouvantables de leur vie quotidienne. Un ami me dit:
«noms n'allons pas au restaurant pour manger, comme vous, mais pour boire et nous amuser.» Boire! Nul ne niera que l'alcool est moins matériel que la nourriture. De spiritueux à spirituel, il n'y a qu'un pas. Les Russes boivent, s'amusent et se consacrent aux loisirs de l'esprit. Il y a à Saint-Pétersbourg deux opéras, qui donnent chacun un spectacle différent chaque soir, opéra ou ballet. Toujours bondés. La grande salle de la Philharmonie, le plus bel endroit du monde pour les concerts - c'était autrefois la salle de bal de l'Hôtel de la Noblesse -, ouvre chaque soir ses portes à un public qui ne tousse pas pendant les pauses mais en profite pour se recueillir. C'est là que Tchaïkovski dirigea sa symphonie « Pathétique », là que, cinquante ans plus tard, Chostakovitch fit entendre sa Septième Symphonie le jour que Hitler avait fixé pour banqueter en face, à l'Hôtel de l'Europe. La ville, comme on sait, ne fut jamais prise, ne se rendit jamais, malgré l'écrasante disproportion des forces en présence. Les neuf cents jours du blocus de Leningrad resteront à jamais la plus éclatante manifestation d'énergie humaine. Mais les fêtes moins « spirituelles » et plus « spiritueuses », me direz-vous, où ont-elles lieu ? Il y a dix ans encore, la question eût paru saugrenue, tant le communisme imposait un régime sévère, puritaine. Rigueur des mœurs plus débine chronique, sans compter la précarité des transports et .es distances énormes à parcourir, on préférait rester chez soi. D'ailleurs, beaucoup de Russes continuent à prétendre que la vraie fête, c'est de se réunir à la maison entre amis, nul autre accessoire n'étant nécessaire qu'un pot de concombres au sel, un ravier de harengs à l'oignon et une bouteille de vodka. Pourtant ils se remettent à sortir. La ville, peu à peu, émerge du long hiver de congélation financière et morale qui l'a tenue pendant soixante-dix ans. On trouve bien sûr des locaux chics, ou prétendus tels, à l'usage des « nouveaux Russes », très chers, de mauvais goût et à fuir absolument. On trouve même une boîte gay, le 69, dont la clientèle semble encore bien coincée. Chaque jour, depuis la privatisation, s'ouvrent des établissements nouveaux, de sorte que la carte des plaisirs ne peut s'établir que de façon provisoire. En Russie, les restaurants ne fonctionnent pas à heures fixes comme en France, vous pouvez vous y attabler et consommer à n'importe quel moment de la journée, ce qui leur donne un tout autre caractère qu'à nos établissements toujours un peu guindés. Mais si vous voulez pénétrer dans l'âme russe, il faut vous aventurer dans des lieux informels, car les fêtes authentiques, pour les Russes, échappent aux institutions. Elles doivent garder un caractère d'improvisation, une allure libre et fantasque. Dans la vétuste cour de la faculté des lettres, terrain vague aussi délabré que poétique, les étudiants apportent la bouteille achetée au magasin, fort bien fourni, de l'université, et là, entre les tas de briques, les gravats, les souches d'arbres abandonnées, souvent dans la neige ou la boue, s'échangent de joyeuses ou graves pensées. La nuit, au petit jour, les ivrognes ou candidats à l'extase mi-spiritueuse mi-spirituelle se réunissent dans un square aux statues ruinées, non loin de la Philharmonie, clochards célestes, dans la lignée des hurluberlus de Gogol et des prophètes de Dostoïevski.
DOMINIQUE FERNANDEZ LE NOUVEL OBSERVATEUR 9-15 AVRIL 1998 |